
Avec Mozart Paradox, Thomas Enhco poursuit sa quête singulière : brouiller les frontières entre classique et jazz, improvisation et répertoire, fidélité et invention. Après Bach, Schumann et Brahms, c’est à Wolfgang Amadeus Mozart qu’il consacre son nouvel album, en piano solo. Un défi vertigineux, tant l’œuvre de Mozart est inscrite dans notre mémoire collective et reste jalousement gardée par les interprètes classiques. Mais Enhco, à la fois pianiste de jazz reconnu et soliste classique accompli, possède les armes idéales pour relever ce pari.
Ce disque n’est pas une relecture orthodoxe, encore moins une exécution académique. Enhco choisit plutôt de plonger dans les thèmes de Mozart comme dans une matière vivante. Il ne les cite pas pour les vénérer, mais pour dialoguer avec eux, les réinventer, les prolonger. Les sonates, les concertos, les airs d’opéra ou les fragments de musique sacrée deviennent des points de départ pour l’improvisation, des tremplins vers un langage qui conjugue élégance mozartienne et liberté rythmique ou harmonique. C’est dans cette tension – ce paradoxe – que réside la force de l’album : la rigueur d’une architecture classique alliée à l’élan imprévisible du jazz.
Ce projet trouve aussi ses racines dans une histoire intime. « Mozart m’accompagne depuis l’enfance », confie le pianiste. Sa mère, soprano, lui faisait entendre les airs d’opéra ; son grand-père, chef d’orchestre, dirigeait symphonies et requiem. Jeune violoniste, il s’est frotté aux sonates et concertos ; plus tard, au piano, aux fantaisies et à la musique de chambre. Cette imprégnation précoce confère à son approche une sincérité rare : il ne s’agit pas d’un exercice conceptuel, mais d’un retour aux sources affectives, d’une musique qui coule de lui presque naturellement.
Ce qui frappe à l’écoute de Mozart Paradox, c’est la fluidité avec laquelle Enhco passe d’un univers à l’autre. Son toucher cristallin rend hommage à la clarté mozartienne, mais son sens du swing, ses ruptures harmoniques ou ses digressions rythmiques installent une autre temporalité. On reconnaît une phrase d’une sonate ou un motif d’opéra, aussitôt métamorphosés par un développement improvisé. Le pianiste jongle entre respect de la partition et invention libre, comme s’il faisait revivre l’esprit d’un Mozart improvisateur – car rappelons que le compositeur autrichien fut aussi un prodigieux improvisateur.
Ce disque s’inscrit dans une trajectoire artistique cohérente. Lauréat des Victoires du Jazz en 2013, familier des grandes scènes de jazz comme des philharmonies internationales, Thomas Enhco a toujours refusé de choisir entre ses deux héritages. Sa relecture du Köln Concert de Keith Jarrett en 2024 montrait déjà cette volonté de dialoguer avec les monuments. Avec Mozart Paradox, il franchit une nouvelle étape : non plus seulement revisiter une œuvre, mais créer un espace hybride où jazz et classique se nourrissent mutuellement, dans un équilibre d’autant plus fragile qu’il est assumé.
En définitive, Mozart Paradox est à la fois un hommage et une prise de liberté. Un disque où Mozart est à la fois respecté et bousculé, sublimé et transfiguré. Un projet qui séduira les amateurs de piano classique par son raffinement, les amoureux de jazz par son inventivité, et tous les curieux d’une musique qui refuse les cloisonnements. Thomas Enhco y affirme une fois de plus sa singularité : celle d’un passeur entre les époques, d’un poète du clavier qui, en s’appropriant Mozart, nous le rend plus proche et plus vivant que jamais.